La célébration des 20 ans de la médiathèque Jacques-Chirac -site centre approche à grands pas. Pour fêter cet anniversaire, le blog 11 km de Patrimoine vous propose de revenir sur l’histoire de la bibliothèque, et des personnes qui l’ont faite !
Lucien Morel-Payen (1868 -1950) entre à la bibliothèque en 1888, comme surnuméraire – un poste qui correspond à celui de sous-bibliothécaire. Après une longue et riche carrière qui le verra devenir conservateur, il se consacre à la rédaction d’un roman autobiographique : Deux cents mille livres de rente. La médiathèque conserve le manuscrit de ce texte encore inédit.
Dans cet extrait du premier chapitre, que nous vous livrons en exclusivité, nous faisons connaissance avec le héros, Pierre, dont c’est le premier jour de travail à la bibliothèque…
« – Voulez-vous me donner les deux volumes suivants ?
Et l’emprunteur, un vieux monsieur poli et à l’air très aimable, tendit à Pierre les tomes 3 et 4 des Misérables. Comme M. Pavillon, le conservateur de la bibliothèque, vient de le lui montrer, Pierre commence par feuilleter le répertoire et, quand il a trouvé le nom de l’emprunteur, M. Noblet, […], il émarge le registre de prêt et s’en va chercher les volumes suivants dans la « Grande Salle ».
Pour cela, il faut traverser un petit passage où, de part et d’autre, sur des rayons profonds, moisissent dans la poussière de vieux registres, des rouleaux de papier d’emballage et quelques objets au rebut, entre autres un chandelier de fer-blanc tout bossué et pleurant la coulure d’un trognon de bougie, de vieux tampons à encre grasse enfoncés et creux, et une brique fêlée qui a dû faire réchauffer les pieds frileux de l’ancien bibliothécaire aujourd’hui défunt, M. Eugène Cossard. On monte une marche, on pousse une lourde porte de fer peinte en gris et on débouche soudain dans un immense hall si long, si large, si haut qu’à la première vue on dirait une église : la « Grande Salle » de la bibliothèque.
Deux mois plus tôt, Pierre, qui venait de passer son bachot, avait fait connaissance avec ce sanctuaire. Cherchant une situation et sachant surtout ce qu’il ne voulait pas faire, lui qui a horreur de toute profession où on ne lit pas et où il y a des chiffres, il avait entrevu tout à coup sa vocation jusqu’alors insoupçonnée. Il avait appris qu’il y avait une place vacante à la bibliothèque et il était venu se présenter, accompagné comme référence de son beau-frère. M. Pavillon, seul depuis quelques mois à son poste, les avait reçus, d’un air à la fois solennel et bonhomme. Et tout de suite il les avait emmenés dans la « Grande Salle ». Grande salle, en effet […].
Et tout de suite, l’œil était comme halluciné par cette vision médusante : les quatre faces de cet immense vaisseau se présentaient tapissées du plancher au plafond par de vastes rayonnages de chêne, sur lesquels s’alignaient, immobiles, froides, solennelles et comme figées, d’interminables rangées de livres. Des livres, des livres, des livres, aux dos fauves et quelquefois blancs. De toutes les tailles et de toutes les grosseurs. En bas, sur cinq ou six rang, de gros in-folios qui rappelaient les antiphonaires ouverts sur les lutrins des églises villageoises servaient d’assise à d’autres, plus hauts et moins épais, à d’autres encore, les plus nombreux, plus portatifs et semblables à des paroissiens, dont la mesure décroissante aboutissaient tout en haut à de mignons volumes qui paraissaient tous pareils. Et sur tout cela, un maigre jour d’hiver réveillait à peine les pâles dorures. […]
Sur le seuil, Pierre demeura un instant confondu. Jamais il n’avait vu tant de livres rassemblés et, au fur et à mesure qu’il avançait, il lui semblait que leur nombre grossissait encore. Du côté de l’Ouest, une suite de hautes fenêtres s’illuminaient de vitraux multicolores animés de petits bonhommes. […] Au-dessous, dans l’embrasure, s’encastraient des vitrines protégées par des couvercles de bois noir. M. Pavillon, qui semblait très fier dans ce décor grandiose, avait soulevé l’un des couvercles et quelque chose d’éblouissant était apparu : de grands livres ouverts, montrant sur des pages de peau raide et comme empesée, des images aux couleurs vives et chaudes rehaussées d’or, d’anciens manuscrits enluminés.
Pierre demeurait subjugué. Il n’avait pas daigné s’apercevoir que dans ce hall immense régnait une température de Sibérie. Son vieux désir imprécis avait enfin pris forme. Mis ainsi à l’improviste devant sa figure concrétisée, il avait aussitôt souhaité de toute son âme de passer sa vie au milieu de ces choses incomparables ; et, le soir, il avait étourdi sa vieille maman en lui dépeignant tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il soupçonnait, tout ce qu’il espérait.
Dès le lendemain, il avait adressé une demande à la Mairie […], et, après deux mois, il avait reçu sa nomination de surnuméraire non appointé. Ce n’était pas brillant comme situation, mais il était jeune, insoucieux d’argent, son rêve était réalisé […]. Les oeuvres de Victor Hugo sont là, tout près. […] Il revient inscrire les volumes 5 et 6 de Victor Hugo à l’excellent M. Noblet. Celui-ci signe sur le registre et sort avec un sourire en disant : »Maintenant, on sera peut-être servi un peu plus rapidement ». M. Pavillon, assis à son bureau, interrompt une seconde la correction d’épreuves de catalogue et devient cramoisi, mais il ne bronche pas et Pierre se rendra compte à la longue qu’il est sourd et myope à ce qu’il entend et voit selon les circonstances. »
truculent souvenir de Lucien MoreL-Payen. (on aimerait connaître la suite!)…évocation émouvante de « ce grand temple du livre » au parquet fort glissant…et parfois
un peu bruyant! :)….bien ancré dans notre mémoire de bibliothécaire. !
Il serait intéressant de publier le roman autobiographique de Lucien Morel-Payen.
Bonne Année!