Le serpent dans la Genèse : un animal qui a perdu pied ?

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Par Géraldine Roux | Le 3 mars 2023 | Billets invités | Chez nos partenaires

Premier animal du bestiaire biblique, le serpent parcourt la Bible de manière… serpentine, comme il est. Ambivalent, tantôt tentateur, tantôt bénéfique, tantôt homicide, tantôt salvateur et même guérisseur, il apparaît toujours où on ne l’attend pas. On le rencontre 31 fois dans 28 versets de 13 livres bibliques mais seule la Genèse (Gen. 3:1-14), le présente droit sur ses pieds, comme un animal à part et même à l’égal d’Adam. Cet épisode de la Genèse, celui de la tentation de manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, est bien connu et le serpent est traditionnellement interprété comme le tentateur par qui les malheurs du premier couple humain sont arrivés. Mais de quelle tentation est-il question dans ce récit mythologique[1] et pourquoi un châtiment aussi violent que l’amputation de ses jambes, le méfait découvert ?

La Tentation d’Adam et Eve, MS Kaufmann A77, représentation issue de la Mishneh Torah, code de la loi juive compilé au 12e

Ce billet n’a pas la prétention d’une interprétation exhaustive de ces versets de la Genèse, ô combien commentés, mais de donner quelques pistes de réflexion sur ce qu’on peut entendre par « caractère serpentin » et si, comme ce serpent des premiers âges, il est possible de perdre la station verticale. En effet, ce drôle d’animal apparaît pour la première fois à l’ouverture du 3e chapitre de la Genèse : « Mais le serpent était rusé, plus qu’aucun des animaux terrestres qu’avait faits l’Éternel-Dieu » (Gen. 3:1). Cette présentation, est d’autant plus laconique et abrupte que le chapitre précédent s’achève sur la découverte, par l’homme, d’une aide et compagne, de leur autorisation de s’unir et par le verset « Or ils étaient tous deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient point de honte. » (Gen. 2:25)

Rachi (1040-1105), grand commentateur juif troyen de la Bible, s’étonne de cette ouverture, comme un coup de tonnerre dans le jardin d’Eden :

Quel rapport avec ce qui précède ? On aurait dû tout de suite nous dire : « Il fit pour l’homme et pour sa femme des tuniques de peau. Il les en vêtit » (Gen. 3:21) ! Mais cela t’apprend par quelle manigance le serpent s’est attaqué à eux. Il les a vus nus et en train d’avoir des rapports à la vue de tous, et il a eu envie d’elle (Beréchith raba 18, 6).

Commentaire Rachi : Et le serpent était rusé

S’appuyant, comme à chaque difficulté ou obscurité du texte, sur le midrash[2], ici Béréshit raba, Rachi nous livre une analyse psychologique très intéressante sur le rapport à la nudité et à la convoitise, l’une étant dissociée de l’autre. La nudité ne mène pas nécessairement à la convoitise… Sauf peut-être pour les caractères serpentins !

Rachi s’étonne de l’ajout des versets décrivant l’épisode de la tentation, vécue comme un drame et ses conséquences plutôt douloureuses pour l’ensemble des protagonistes. Le 2e chapitre s’achevant sur la conscience de la nudité – dissociée là encore du sentiment de honte – le 3e chapitre aurait dû commencer par le verset 21 couvrant la nudité originelle. Cela si l’on s’en tient à une interprétation duelle de la tentation qui ne concernerait que le couple humain. Ce que Rachi nous montre c’est peut-être le sens profond de la transgression qui n’est pas directement liée à la nudité ni au désir, y compris sexuel, mais à la survenue d’un tiers, au-devant de la scène, dans l’ombre jusque-là, s’interposant, par la ruse, entre l’homme et la femme, non par désir mais par convoitise.

La méthode de Rachi consiste à s’appuyer sur le texte hébraïque, servant de socle d’interprétation, au niveau de sa grammaire et de sa construction littéraire, ce qui évite de « sauter » vers des interprétations symboliques, voire fantaisistes et de commettre des contresens… Depuis cette méthode, on apprend que la transgression ne consiste pas à s’unir sexuellement et n’est donc pas liée à une quelconque morale sexuelle (cf. Gen. 2:25) mais à tenter de posséder ce qui n’est pas à soi. En hébreu, ʿaroum (rusé) est très proche de ʿeyrom (nu). C’est peut-être là l’erreur tragique du serpent prenant ce qui est nu pour ce qui est offert, prenant son envie pour un dû… à obtenir coûte que coûte par la force ou par la ruse. Et malheur à ce qui résiste !

L’articulation de la haine à la convoitise sera développée, notamment, dans Les Caractères où La Bruyère distingue la jalousie de l’envie :

« Toute jalousie n’est point exempte de quelque sorte d’envie, et souvent même ces deux passions se confondent. L’envie au contraire est quelquefois séparée de la jalousie : comme est celle qu’excitent dans notre âme les conditions fort élevées au-dessus de la nôtre ; les grandes fortunes, la faveur, le ministère. L’envie et la haine s’unissent toujours et se fortifient l’une l’autre dans un même sujet ; et elles ne sont reconnaissables entre elles qu’en ce que l’une s’attache à la personne, l’autre à l’état et à la condition ».

Si la jalousie peut naître de la comparaison, incluant donc une reconnaissance de l’autre comme différent de moi, et donc une part de désir, l’envie l’exclut par définition : ce qui est à l’autre devrait être à moi où l’envie et la haine se nourrissent l’une de l’autre jusqu’à l’extrême transgression : le meurtre. Rachi interprète de cette manière l’amputation des jambes du serpent :

  • verset 14 : Tu marcheras sur ton ventre Il avait des pattes, mais elles ont été coupées (Beréchith raba 20, 5).
  • Verset 15 : Et je ferai régner la haine Toi, tu n’avais en vue que la mort d’Adam. Tu pensais qu’il allait mourir le premier et que tu pourrais épouser ‘Hawa.

Depuis cette interprétation, le fond du problème n’est pas d’avoir mangé ou non de ce fruit mais la manière et les circonstances depuis lesquelles il a été consommé : pas dans le désir ni l’amour mais par convoitise et envie, depuis au fond des pulsions de mort. N’est-ce pas cette même pulsion de mort qui parcourra la Bible, dont le meurtre d’Abel par Caïn en sera un autre épisode emblématique ? Rachi rappelle que le serpent avait des pattes. Le midrash affirme même que « c’était un être égal en puissance à Adam, il se tenait droit comme un roseau et avait des jambes » (Béreshit raba 18,6). Basculer dans l’obsession morbide de la possession jusqu’à l’intention meurtrière, n’est-ce pas perdre sa station verticale, symbolisant l’écroulement d’une personnalité ?

Vignette issue du Livre des morts de Tasherit représentant le dieu égyptien Apophis

L’amputation du serpent peut faire écho au mythe égyptien d’Apophis, le dieu serpent géant personnifiant les forces du chaos, de la nuit et de la destruction, mutilé et tué avec un couteau par le chat d’Héliopolis, avatar du dieu Rê. Ces récits, bibliques et égyptiens, mettent en scène des personnages, serpent géant et serpent sur pieds, incarnant la passion de la destructivité. Le midrash encore évoque les lamentations d’un Dieu moins courroucé que désemparé :

Le Saint béni soit-il dit au serpent : je t’avais fait roi du bétail et des animaux des champs, mais tu n’en as pas voulu, aussi « maudis sois-tu entre tout le bétail et entre tous les animaux des champs ». Je t’avais fait marcher la taille dressée comme l’homme, mais tu n’en as pas voulu, aussi « sur ton ventre tu te traîneras ». Je t’avais fait te nourrir d’aliments comme l’homme, mais tu n’en as pas voulu, aussi « la poussière tu mangeras ». Tu as voulu tuer Adam et épouser Eve, aussi ‘Je mettrai la haine entre toi et la femme’

Commentaire de Rabbi Yossé et Rav Ochaya au nom de Rabbi A’ha  dans Béreshit Raba
Initiale du Cantique des cantiques, 13e siècle, Ms 1869, exemplaire conservé à la Médiathèque de Troyes

Je terminerai par un commentaire de Rachi du célèbre verset du Cantique des cantiques :

Je vous en conjure, ô filles de Jérusalem, par les biches et les gazelles des champs : n’éveillez pas, ne provoquez pas l’amour, avant qu’il le veuille. (Ct. 2:7)

Commentaire Rachi : Et si te’orerou – Comme : « Celui qui remet en question (ha’orér) la propriété du champ » (Traité Ketouvot 13,6), « chalongier » en français.

Introduire le verbe « chalongier », dans l’interprétation de ne pas hâter l’amour pour ne pas l’entraver, nous livre une nouvelle piste. Les « filles de Jérusalem », dans l’économie littéraire du Cantique, jouent le rôle de tiers entre la fiancée et son promis. Comment ce tiers se comportera-t-il ? Comme un allié pour la concorde ou comme un adversaire visant la séparation par des accusations mensongères ou des paroles perfides entravant le chemin ? « Chalongier », en ancien français, signifie aussi bien « avoir des prétentions sur », « calomnier », « attaquer, ravager » que « disputer par les armes, appeler en duel » et donnera, en anglais, challenger, défier. N’est-ce pas cela, la tentation de la transgression qui ne consisterait pas à manger du fruit de la connaissance du bien et du mal mais de le consommer avant son heure, pour de mauvaises raisons, par l’insistance d’un tiers qui ne joue plus son rôle de pacificateur mais se coule dans celui du manipulateur ?


[1] Mythologique au sens de récit fondateur à dimension, entre autres, symbolique.

[2] Le midrash vient de l’hébreu « qui vient du drash (interrogation, examen, recherche) » et désigne une méthode d’interprétation de la Bible hébraïque opérant par comparaison et par métonymie, mettant en rapport des passages bibliques, les reliant pour élaborer de nouveaux récits, depuis les obscurités et silences des versets bibliques. Par extension, le Midrash désigne la littérature rabbinique utilisant cette méthode d’interprétation.


Bibliographie sélective 

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3 Commentaires

  1. Pipelier

    Merci pour cette belle étude nourrie de sources si peu connues, qui ouvre bien des perspectives. C’est vraiment passionnant ! Bravo.

    Réponse
  2. Michel Begeron

    Votre article sur le serpent de la genèse est bien mais abstru.
    mb

    Réponse
  3. Bergeron

    Votre article sur le serpent de la genèse est bien. Le fait d’avoir perdu ses jambes conforte la théorie des experts concernant les mutations des etres sur terre depuis le début il y a des milliards d’année. Mais combien cet article est-il abstrus.
    Ciao!
    MB

    Réponse

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