Le Léviathan et le banquet des justes

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Par Géraldine Roux | Le 5 mai 2023 | Billets invités | Chez nos partenaires

Évoquer la figure mythologique et fabuleuse du Léviathan ne se fait pas sans crainte et effroi. Cet animal marin, aux dimensions gigantesques, n’a pas de forme précise et pourrait ressembler à un dragon, un serpent ou un crocodile.Il apparaît dans la Bible dans les Psaumes (Ps. 74:14 et 104:26), dans le livre de Job qui détaille dans un chapitre entier sa description (Job 40:25-32 et chapitre 41), dans le livre d’Isaïe (Is. 27:1) et, selon le Midrash il serait le plus important dans trois animaux eschatologiques avec le Béhémot, à forme d’hippopotame représentant les forces incontrôlées de la terre et le Ziz, oiseau géant semblable à un griffon dans la mythologie juive, symbolisant les forces du ciel et des airs.

Dans cette même mythologie, ces trois êtres fantastiques se livreraient un combat terrifiant à la fin des temps et leur chair serait mangée lors du banquet des justes dans les temps à venir.

Le mot « Léviathan » (de l’hébreu : לִוְיָתָן, liviyatan) pourrait dériver du nom commun hébraïque, livyâh signifiant couronne, guirlande. La terminaison adjective -ân, lui attribuerait la signification d’animal sinueux, enroulé en spirales.

De ses origines, nous ne savons rien ou pas grand-chose mais il ne serait pas incongru de le comparer à d’autres créatures mythologiques telles que Illuyanka, dans la mythologie hittite, un serpent monstrueux qu’affronte Tarhu, le dieu de l’Orage. Le mot illuyankaš, en hittite, est le nom commun signifiant « serpent ». Tiamat, dans la mythologie mésopotamienne, était la remuante étendue d’eau salée existant au commencement des temps, considérée en Mésopotamie comme la Mère primordiale universelle et représentée sous les traits d’un dragon femelle, incarnant les forces du chaos. Son « double » sumérien est la déesse Nammu.

De même, chez les Ougarit dont l’économie reposait sur le commerce maritime, le dieu Yam, dont le nom signifie « océan », était une divinité importante, et son auxiliaire, Litan, pourrait même être identifié au Léviathan évoqué dans le livre d’Isaïe. Par extension, il ne serait pas improbable que la baleine, avalant Jonas, dans le livre de Jonas (Jonas 2: 2-10) soit un des avatars du grand Léviathan.

D’ailleurs, n’aurait-il pas été aperçu par Rabbi Eliezer et Rabbi Yehoshua, comme l’évoque une page du Talmud ?

Une baraïta dit : « Il arriva une fois que Rabbi Eliezer et Rabbi Yehoshua étaient en bateau. Et Rabbi Eliezer était endormi et mais Rabbi Yehoshua était agité [ne pouvait pas dormir]. Rabbi Yehoshua trembla et Rabbi Eliezer s’éveilla. Il [Eliezer] lui dit : que se passe-t-il Yehoshua ? Pourquoi as-tu tremblé ? Il lui répondit : j’ai vu une grande lumière sur la mer. Il lui dit : peut-être as-tu vu les yeux du Léviathan ? Comme il est dit : « ses yeux ressemblent aux paupières de l’aube » (Job 41.10).

Talmud de Babylone, Baba Batra, 74b

Mais c’est Rachi qui nous donne une indication précieuse sur les origines et la forme du Léviathan, commentant un verset de la Genèse, présentant la création des grands cétacés. Voici le texte de la Bible :

Dieu dit : « Que les eaux fourmillent d’une multitude animée, vivante ; et que des oiseaux volent au-dessus de ta terre, à travers l’espace des cieux. » 21 Dieu créa les cétacés énormes, et tous les êtres animés qui se meuvent dans les eaux, où ils pullulèrent selon leurs espèces, puis tout ce qui vole au moyen d’ailes, selon son espèce; et Dieu considéra que c’était bien. 22 Dieu les bénit en disant : Croissez et multipliez remplissez les eaux, habitants des mers oiseaux, multipliez sur la terre ! » 23 Le soir se fit, le matin se fit, – cinquième jour. 24 Dieu dit : « Que la terre produise des êtres animés selon leurs espèces : bétail, reptiles, bêtes sauvages de chaque sorte. » Et cela s’accomplit.   

Genèse 1: 20-24

Et le commentaire Rachi :

Les cétacés, des grands poissons de mer. D’après la haggadah (Baba Batra 74b), il s’agit du Léviathan et de sa compagne, qu’Il a créés mâle et femelle. Il a tué la femelle et l’a conservée dans du sel à l’intention des justes dans les temps à venir. Car s’ils avaient fructifié et s’ils s’étaient multipliés, le monde n’aurait pas pu se maintenir devant eux.

De nombreuses interprétations seront données à ce mets étonnant servi aux justes lors du banquet de la fin des temps mais peut-être est-il question, comme le suggère Rachi, d’une interrogation, pleine d’inquiétude, sur la démesure, celle du chaos originel dans les mythologies anciennes, impossible à domestiquer et qu’il est pourtant nécessaire de circonscrire afin de laisser place et de rendre possible d’autres formes de vie que ces êtres gigantesques, se multipliant, empêcheraient ?

Le Léviathan aura une longue postérité, ne serait-ce qu’en philosophie politique avec le traité Le Léviathan de Thomas Hobbes, Mobby Dick d’Herman Melville, Léviathan de Paul Auster ou de Julien Green mais je souhaiterais m’attarder sur ce poème de Guillaume Apollinaire, saisissant par sa simplicité, croquant la vie quotidienne, en Alsace, d’un village oublié où l’on célèbre Souccot, la fête des Cabanes, où deux hommes se rendent à la synagogue avec leurs joies, leurs espoirs, leurs rivalités et, avant tout, leur amitié :

Ottomar Scholem et Abraham Loeweren
Coiffés de feutres verts le matin du sabbat
Vont à la synagogue en longeant le Rhin
Et les coteaux où les vignes rougissent là-bas

Ils se disputent et crient des choses qu’on ose à peine traduire
Bâtard conçu pendant les règles ou Que le diable entre dans ton père
Le vieux Rhin soulève sa face ruisselante et se détourne pour sourire
Ottomar Scholem et Abraham Loeweren sont en colère

Parce que pendant le sabbat on ne doit pas fumer
Tandis que les chrétiens passent avec des cigares allumés
Et parce qu’Ottomar et Abraham aiment tous deux
Lia aux yeux de brebis et dont le ventre avance un peu

Pourtant tout à l’heure dans la synagogue l’un après l’autre
Ils baiseront la thora en soulevant leur beau chapeau
Parmi les feuillards de la fête des cabanes
Ottomar en chantant sourira à Abraham

Ils déchanteront sans mesure et les voix graves des hommes
Feront gémir un Léviathan au fond du Rhin comme une voix d’automne
Et dans la synagogue pleine de chapeaux on agitera les loulabim
Hanoten ne Kamoth bagoim tholahoth baleoumim.


Guillaume Apollinaire, Rhénanes, Alcools, 1913

Bibliographie sélective

  • Barker William D., Isaiah’s Kingship Polemic: An Exegetical Study in Isaiah 24-27, ed. Mohr Siebeck, 2014, p. 151 sq.
  • Exposition Bestiaire – BNF
  • Fantar Mhamed. « Les divinités marines chez les phéniciens-puniques », in École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1965-1966. 1965. pp. 547-549. En ligne 
  • FAUVERNIER Lucien, « Léviathan, monstre destructeur ou puissance protectrice ? », dans : Nicolas Journet éd., Les grands mythes. Origine, Histoire, Interprétation. Auxerre, Éditions Sciences Humaines, « Petite bibliothèque », 2017, p. 135-143. En ligne (payant)
  • Laroche Emmanuel, Catalogue des textes hittites, Paris, Klincksieck, 1971, Monstres marins, mythes et légendes 
  • Latour Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, ed. La Découverte, « Les empêcheurs de penser en rond », 2015.

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