Entre science et magie

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Par Karin Ueltschi et Caroline Maire | Le 25 octobre 2024 | Billets invités

Professeure de langue et littérature du Moyen Age à l’Université de Reims, Karin Ueltschi est l’auteure de Savoir des hommes, sagesse des femmes, publié aux éditions Imago. Après sa récente conférence à la médiathèque, elle a accepté de revenir avec nous sur le complexe et passionnant sujet de l’histoire du savoir.

De fait, on n’a justement pas réussi, pendant longtemps, à délimiter avec précision la frontière entre savoir licite et savoir suspect : tout vient de cette hésitation parfois tragique, et qui atteint un paroxysme à l’aube de la modernité. Cette incertitude est la source première de bien des antagonismes, de conflits et de grandes angoisses. Le savoir, en un mot, est quelque chose d’infiniment désirable – et de terriblement dangereux ! Ainsi, les bûchers qui s’allument à la fin du Moyen Âge, avant d’immoler des hommes (hérétiques) et des femmes (sorcières), brûlent un savoir dont on ne peut décider s’il est « bon », du coup on le classe dans la catégorie contraire, entendez empreint de magie, d’hybris et de cupiditas sciendi peccamineuse. En témoignent aujourd’hui encore les nombreux « ponts du diable » dispersés dans toute l’Europe, assortis souvent de croustillantes légendes : impossible qu’un homme ait construit cet édifice, cela dépasse ce qui est concevable, le diable a dû y mettre la main.

Pont du Diable en Ardèche

Si malgré tout, il y a une distinction disciplinaire assez nettement tranchée (même si je schématise ici un peu), c’est bien celle qui oppose les arts libéraux – disons théoriques, spéculatifs, philosophiques – des arts mécaniques, entendez les compétences techniques et « savoirs de la main » : les premiers sont véhiculés par le parchemin et considérés comme nobles, accessibles seulement aux lettrés et intellectuels. Les seconds sont éminemment suspects ; on les trouve dans les ateliers et les chambres des dames où ils sont transmis oralement, geste à l’appui, de maître à disciple, et de matrone à filleule. Or, n’avons-nous pas toujours tendance à valoriser les savoirs « académiques » au détriment des compétence techniques ?

C’est un fait que ces questionnements concernant le classement des disciplines s’imbriquent dans d’autres problématiques, dont l’opposition entre univers masculin et féminin. Nous savons que jusqu’à une époque récente, l’accès à l’université par exemple était compliqué pour les femmes à cause des structures sociales dominantes. Maintenant, comme toujours, les choses sont complexes et nuancées : ainsi, si vous étiez une femme – au Moyen Âge comme dans les siècles suivants – née dans une famille aisée et cultivée, vous aviez infiniment plus de chance d’étudier et de devenir lettrée que si vous étiez un petit paysan.

J’ajouterai à cette question qui m’est posé de manière récurrente qu’il faut éviter d’interroger l’Histoire à travers nos sensibilités et questionnements contemporains (qui d’ailleurs demain seront remplacés par d’autres), au risque de passer à côté des véritables enjeux examinés. En l’occurrence, est vraiment en cause la délimitation des disciplines, leur mise en pratique professionnelle et leur ancrage dans une organisation sociale donnée. Ainsi observons-nous une « inversion » temporaire dans les métiers de la maïeutique, réservés pendant des siècles aux femmes et reposant sur des pratiques ataviques ; les hommes, arborant leurs titres universitaires, les ont remplacées auprès des parturientes, mais aujourd’hui, dans ce domaine, les choses tendent à se rééquilibrer. Rien n’est jamais figé : c’est justement l’essence même de l’Histoire !

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