Face aux manuscrits enluminés, les huit daguerréotypes du fonds photographique de la Médiathèque semblent bien modestes. Ce sont pourtant de véritables incunables dans ce domaine. La comparaison est osée, car cette technique de reproduction de la réalité n’a pas eu, loin de là, une descendance aussi prodigieuse que celle des ancêtres de l’imprimerie.
Le daguerréotype, procédé de reproduction automatique du réel, est présenté à l’académie des sciences en 1839. Mis au point par Louis Daguerre (1787-1851), il concrétise les recherches de Nicéphore Niepce (1765-1833) dont les photographies n’étaient pas stables. Le succès est immédiat, mais très vite concurrencé par d’autres procédés plus pratiques. Il est quasiment abandonné dès 1860, ne conservant, comme le dit Nadar (1820-1910), « qu’un charme désuet, tout juste bon à attirer […] les nostalgiques. »
La mise en œuvre en est particulièrement compliquée, parfois aléatoire, voire dangereuse. Plaque de cuivre argentée saturée de vapeur d’iode, exposition à des vapeurs de mercure chaudes, puis bain d’hyposulfite… il faut bien reconnaître que cette alchimie « sent le soufre » et certaines mauvaises langues affirment, avec le peintre Charles Cournault (1815-1904), que ce procédé est « bon pour faire des guivres, des tarasques, des goules, des quasimodos… ». La pierre philosophale issue de ces manipulations est une image positive unique, inversée, non reproductible, très fragile, moirée de reflets métalliques et qui doit absolument être protégée par une vitre. Dans les années 1840, une prise de vue peut nécessiter de 20 ou 30 minutes de pose, mais les perfectionnements incessants réduisent rapidement cette durée qui interdisait de saisir tout mouvement.
L’engouement du public pour ce procédé est immédiat et nombre de peintres faméliques y voient le moyen d’assurer un quotidien que les portraits peints ne fournissent plus. Endimanchés, seuls ou en famille, les Troyens aisés – un portrait peut coûter une ou deux semaines de salaire d’un ouvrier – gravissent les escaliers étroits qui mènent à l’atelier du daguerréotypiste. La recherche de la lumière, qui conditionne le temps de pose, fait ainsi fleurir sur les toits quantité d’excroissances vitrées où succèdent aux peintres, les photographes ! Deux daguerréotypes, issus du fonds Collin de Plancy de la Médiathèque, sont représentatifs de cet enthousiasme : ce sont les portraits des enfants de l’écrivain Jacques Collin de Plancy, dont Victor, futur diplomate (premier représentant officiel de la France en Corée) et collectionneur d’art.
Plus intéressants, car plus pittoresques et plus rares que les innombrables portraits, cinq autres daguerréotypes évoquent les rues de Troyes vers 1850. Ils sont anonymes, sans date et sans indication de provenance. Chacun est protégé par une vitre et un cadre de bois noirci lourdement sculpté et à large marquise dorée à coins arrondis – typique du règne de Napoléon III. Énigmatiques, ces vues suscitent de passionnantes investigations.
Un panorama de Troyes, photographié vers l’ouest, a fixé ces vagues de toits pointus qui viennent battre le pied de la cathédrale. La comparaison avec d’autres photographies, dont le grand panorama circulaire du peintre-photographe Alexandre Clausel (1802-1884), également conservé à la Médiathèque, montre que le point de prise de vue se trouve précisément dans l’atelier perché en haut de la tourelle de la maison dudit photographe, 1 rue Turenne. Faute de preuve formelle, seule notre intime conviction permet de lui attribuer cette photographie. A l’appui de cette thèse, remarquons ce « coup de chiffon » qui anime le ciel qu’un long temps de pose a laissé uniforme et crayeux. C’est là, sans doute, le geste de l’artiste-peintre qu’était Clausel, cherchant à dynamiser cette image morne et figée.
Un photographe anonyme s’est aussi laissé séduire par la place de la Banque, ancienne place de l’Étape-au-Vin, aujourd’hui place Audiffred, et la perspective de la rue Neuve-d’Orléans (rue Molé). Il en fixe deux images. L’une est une vue en légère plongée, sans doute prise d’une fenêtre de la rue des Croisettes (Juvénal-des-Ursins) ; l’autre est saisie presque du même endroit, mais à hauteur d’homme. Les passants, graves personnages en redingote et chapeau haut-de-forme, bourgeois en veste cintrée ou ouvriers en « biaude » claire animent la place à proximité de ce qui était alors la succursale de la Banque de France. Les enseignes des commerçants – Cotel, tailleur et la boulangerie Bazin – figurent toutes deux dans les almanachs commerciaux, entre 1851 et 1854 pour l’une, et 1852 et 1865 pour l’autre. Cette période est assez tardive dans l’histoire du daguerréotype ; ce que confirme l’usage probable d’un prisme qui rétablit le sens de la photo et rend les enseignes lisibles. La relative netteté des personnages animés, sans « fantômes », est la preuve d’un temps de pose court. Quant à l’auteur, on pense d’abord à Clausel ou à Édouard Monget et Louise Gérard, un couple de photographes résidant à deux pas de là, rue des Croisettes.
Deux autres daguerréotypes sont emblématiques du Troyes pittoresque et romantique qui existait encore avant les travaux d’urbanisation et d’assainissement de la fin du XIXe siècle. Tous deux bénéficient du cadrage et de la composition soignés d’un artiste peintre confirmé. L’entrée de la rue de la Grande-Tannerie (Raymond-Poincaré) présente un aspect rural avec ses multiples bornes tenant en respect les roues ferrées des voitures et les murets, vestiges sans doute des remparts et de la porte de la Tannerie démolie en 1842. Le photographe a profité de la curiosité du voisinage et a rameuté des personnages du cru en costumes divers. Chacun attend, sagement immobile, de vérifier la légende, peut-être encore crédible à cette époque, du petit oiseau qui doit jaillir de la boîte photographique.L’autre vue, que l’on peut dater, comme les précédentes des environs de 1855, nous transporte au Quartier-Bas, dans un lieu aujourd’hui méconnaissable. Le cours d’eau est très probablement le canal de la Planche-Clément. Son emplacement est aujourd’hui occupé par la rue du même nom. La vue est prise vers le sud et semble correspondre au débouché de l’impasse Saint-Denis, maintenant disparue. L’arrière-plan bucolique témoigne de la faible urbanisation de ce quartier de jardins et de vergers. Les aléas du temps ont fait disparaître le cadre et oxydé les bords de cette magnifique photographie.
Un huitième et dernier daguerréotype présente une vue plus « conventionnelle » que le clocher de l’église Saint-Pierre permet de situer à Bar-sur-aube. Une rue ensoleillée – nous ne connaissons pas de daguerréotype réalisé en extérieur un jour de pluie ! – plonge vers la ville. Les curieux habituels sont là, soigneusement répartis sur toute la largeur de la photographie, dans des poses parfois un peu affectées. Il s’agit peut-être de la rue Pierre-Brossolette qui descend vers le Pont d’Aube, mais les lieux ne nous sont pas familiers et nous laissons à des connaisseurs le soin de les localiser. Les parfums d’autrefois que développent ces fragiles et presque fantomatiques photographies, leurs qualités esthétiques et documentaires, en font des témoins précieux du basculement d’une époque dans la modernité ; c’est la naissance d’une technique qui devra batailler pour trouver son statut d’art à part entière.
Michel Toussaint
Sur les débuts de la photographie à Troyes, voir :
Lucien Morel-Payen, « Souvenir de Alexandre-Jean-Pierre Clausel, Peintre et Photographe, 1802-1884 », Annuaire administratif et artistique du département de l’Aube 1912, 2e partie, p. 25, et les compléments apportés à cet article sous le même titre par Jacques Fournier, ATEC, février 2000
Michel Toussaint, « La Photographie pittoresque à Troyes pendant le Second Empire (1852-1870) », La Vie en Champagne, janvier-mars 2014, n° 77
Michel Toussaint, « Les photographes à l’exposition de Troyes en 1860 », ATEC, octobre 2006
Comme à son habitude, Michel Toussaint a donné là une analyse très fine de ces documents très rares. S’est toujours un plaisir renouvelé que de s’aventurer dans les débuts de la photographie troyenne, illustrée par ses beaux daguerréotypes.