Les patronymes « Oudot » ou « Garnier » vous sont peut-être familiers et pour cause : ils désignent deux célèbres familles d’imprimeurs-libraires actives à Troyes entre la fin du 16e et la fin du 18e siècle. Alliées par le biais d’entreprises matrimoniales, ces deux familles sont à l’origine de la création et de la diffusion de ce qu’on appelle la « littérature de colportage« , ces petits livres bleus communément appelés « bibliothèque bleue« .
A l’origine, soucieux de se démarquer des autres imprimeries françaises, les frères Oudot décidèrent de rééditer des textes grecs oubliés à bas prix. Ce parti pris, qui s’avèrera fructueux, permettra à la famille de s’enrichir considérablement et de se spécialiser dans la littérature de colportage dès 1602. Très vite, les demandes affluent et l’activité des Oudot-Garnier se diversifie. Sortent des presses troyennes des manuels de civilité, des prédictions astrologiques, des livres de cuisine, des livres religieux, des romans picaresques…
Cette activité perdurera jusqu’à la fin du 18e, la littérature de colportage rencontrant un succès sans égal, du fait son prix et de ses contenus populaires voire folkloriques. La transmission de l’activité de père en fils est également l’une des raisons du maintient de la production dans la région auboise à l’époque moderne. A la Médiathèque de Troyes, près de 3600 titres sont recensés, chose peu commune étant donné la mauvaise facture de ces livrets, non destinés à être conservés au départ.
Dans cet article, nous ne nous intéresserons pas au contenu de ces livrets de colportage mais à des éléments de bibliographie matérielle. En effet, l’on parle souvent de la famille Oudot pour désigner le producteur de ces petits cahiers bleus mais jamais précisément des imprimeurs-libraires qui ont contribué au caractère prospère de cette activité, en particulier des épouses de ces professionnels du livre.
Contrairement aux idées reçues les femmes étaient très actives dans le secteur du commerce du livre entre le 16e et le 18e. Tantôt dans l’ombre de leurs maris, tantôt dans l’ombre des corporations, certaines d’entre elles ont néanmoins réussi à faire carrière voire à devenir complètement indépendantes. A Troyes, les différentes générations d’imprimeurs-libraires ont laissé place à de nombreuses veuves qui ont ensuite pris la tête des imprimeries. Citons pour exemple :
- Guillemette Journée, veuve de Nicolas Oudot I (1565-1636) qui reprend l’activité de son mari de 1636 à environ 1656.
- Marie Promé (1648-1728), veuve de Nicolas Oudot III qui reprend l’activité de son mari de 1672 à 1728.
- Anne Havard (1668-1741), veuve de Jacques Oudot qui reprend l’activité de son mari de 1711 à 1735.
- Élisabeth Guilleminot (1674-1754), veuve de Pierre Garnier en 1739. Reprend son activité jusqu’en 1754, date à laquelle elle transmet le commerce à son fils, Jean.
- Jeanne Royer (1700-1781), veuve de Jean Oudot qui commence à exercer en 1745.
- Marie-Louise Banry (?-1797), veuve d’Étienne Garnier en 1783. Fabricante de papier en parallèle, elle tient le commerce de son défunt mari jusqu’en 1790 environ. Son fils ainé Jean-Antoine Étienne dit « le fou », reprend ensuite l’affaire.
Quels témoignages nous restent-ils de ces femmes ? C’est au travers des pages de titres des imprimés anciens que nous retrouvons leur trace. Bien souvent, une mention succincte indique « chez la veuve Oudot », « chez la veuve Garnier », « chez la veuve de Jacques Oudot ». Ce sont ces mentions qui nous permettent de connaître leurs périodes d’activité. Ci-dessous, quelques traces de ces 6 générations de veuves d’imprimeurs-libraires dans les collections de la Médiathèque :
Quelles étaient leurs fonctions exactes du vivant de leur mari ? Avaient-elles vraiment la main sur l’entreprise après leur décès ? D’après le Code de la librairie de 1744, les veuves d’imprimeurs-libraires sont autorisées depuis le règlement de 1618 à reprendre le commerce de leur défunt mari, ainsi qu’à former des apprentis et conserver des compagnons au sein de leur établissement. Décision confirmée par l’édit de 1686 et l’arrêté de 1744.
Les statuts et divers règlements de la profession ne donnent cependant pas les mêmes droits aux veuves qu’aux imprimeurs-libraires de sexe masculin. Ces dernières ne peuvent pas participer à la vie politique de la corporation, intervenir dans les décisions d’ordre économique, doivent céder leurs droits en cas de remariage avec un homme n’ayant pas le statut de « Maître imprimeur ». Le Code de la la librairie de 1744 va encore renforcer la règlementation en réduisant le nombre de maîtrise d’imprimeurs-libraires, ce qui induit que tant qu’une veuve est en exercice, son fils ou tout autre héritier mâle de la famille en âge de travailler ne peut pas exercer la profession d’imprimeurs-libraires. Cela conduit de nombreuses veuves à renoncer à leurs droits ou à démissionner.
Notons toutefois que la reprise des affaires par les veuves a permis au commerce de la littérature de colportage de perdurer jusqu’au 18e siècle, à Troyes pour les presses (ateliers d’imprimerie) et à Paris, pour la vente au détail. D’après les pages de titre identifiées ci-dessus, les ateliers et boutiques des veuves demeurent aux mêmes adresses entre le 16e et le 18e preuve du corporatisme fort de la profession. Ainsi, Guillemette Journée, veuve de Nicolas Ier Oudot dispose d’une boutique dans le quartier de la Harpe, étant parisienne d’origine, ce qui permet à sa descendance de continuer cette activité dans la capitale puisque Marie Promé, la veuve de Nicolas III Oudot vend rue de la vieille Bouclerie, dans le même quartier, près du Pont Saint-Michel début 17e siècle. A Troyes, les presses des Oudot-Garnier semblent être implantées rue du Temple, actuelle rue du Général Saussier, ce qui témoigne des pratiques des gens du livres à cette période, à savoir que les imprimeries et librairies n’étaient pas forcément réunies au même endroit.
Pour en savoir plus sur les veuves d’imprimeurs-libraires, voici deux articles complets sur le sujet : cliquer ici pour le premier et là pour le second.
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