Nous sommes ceux qui viennent après…

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Par Gérard Rabinovitch | Le 6 janvier 2023 | Billets invités | Chez nos partenaires

« Nous sommes ceux qui viennent après » consignait d’évidence George Steiner, dans Langage et silence. Il suggérait que nos devenirs, celui de nos nations, de nos cultures, de nos manières d’être dans le monde, sont attrapées par le fait que ça ait eu lieu. Non pas comptables mais tributaires.

Ça : qu’au Midi moins cinq de l’épopée des nations européennes, c’est minuit qui sonna au tocsin. 
Qu’à l’étonnement de tous, comme l’observait Freud, le « progrès conclut un pacte avec la barbarie ».

Comptables, alors aussi, de contourner, d’esquiver, se dérober, d’en être tributaires. En nous, autour de nous, malgré tout. Quoiqu’on veuille. Telle est la taraudante convocation.

***

La sentence de George Steiner pourra faire écho avec ce que d’autres consignèrent au plus près de leur expérience éprouvée, de leur campement confronté, avec ce que nous sommes convenus de nommer Shoah « Catastrophe ». Une appellation réservée, sans tonitruance. Qui exprime le silence après l’effet d’un cataclysme, le vide que taille l’évidence de l’irréversibilité.

Primo Levi, dans Les Naufragés et les rescapés : « C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau, tel est le noyau de ce que nous avons à dire ».
Karl Jaspers, dans La Culpabilité allemande : « C’est en Allemagne que se produisit l’explosion de tout ce qui était en train de se développer dans le monde occidental sous forme d’une crise de l’esprit et de la foi ».
Simon Wiesenthal, dans Justice n’est pas vengeance : « Nous avons gagné la guerre, nous avons perdu l’après-guerre ».
Hannah Arendt, encore : « Il n’y a pas d’histoire plus difficile à raconter dans toute l’histoire de l’humanité. En elle-même, elle n’offre que peine et désespoir ».
George Bataille, dans ses « réflexions sur le bourreau et la victime » : « Comme les Pyramides ou l’Acropole, Auschwitz est le fait, le signe de l’homme. L’image de l’homme est inséparable, désormais, d’une chambre à gaz ».

***

Les derniers témoins – ceux qui ont approché de près la Destruction, ces érudits lettrés armés d’une plume, ou ces simples survivants, ces « réchappés », portefaix exténués, aux récits longtemps dédaignés par la volonté d’ignorance et ses haussements d’épaule, comme par la cuistrerie académique qui les voulaient mutiques – s’effacent. Partant, sous le coup des ans, discrètement et pudiquement, du paysage de nos interrogations térébrantes.  Nous quittant dans l’« après » de ce que nous ne savons pas imaginer, ne voulons pas imaginer, ne pouvons pas imaginer.

« Après quoi », alors ?
Après un intermède catastrophique, contingent de la marche de la modernité vers son apogée ?!
Après une régression conjoncturelle ?!
Après une embardée de l’histoire, redressable par quelques corrections dans l’après-coup ?!

En quelque sorte, un « accident civilisationnel », réglable, soldable, voire dépassable, par ce qu’il a été convenu de nommer du syntagme « Devoir de mémoire » ?! et par l’édification de quelques établissements mémoriaux et muséaux ?!…

Une consignation reléguée dans les parcours fléchés de sorties scolaires, ritualisée dans des cérémoniels qui transforment le souvenir en incantations fossilisées. Comme l’épinglait et l’anticipait l’écrivain Imre Kertész.

Un bricolage en rustine, un moindre mal. Mais s’en tirera-t-on à si bon compte de ce qu’Imre Kertész, justement, notait dans Sauvegarde, Journal 2001-2003 ?: « Auschwitz a eu lieu, et le fait qu’il a pu avoir lieu est irréversible. C’est là que réside la grande signification d’Auschwitz. Tout ce qui a eu lieu influence tout ce qui peut encore avoir lieu. On ne peut pas effacer ce fait du temps, on ne peut pas l’effacer du processus qu’on appelle, faute de mieux, le destin. Et on ne peut rien y changer »…

***

C’est, ici, que bibliothèques et médiathèques – ces lieux de culture – ont un rôle humble et essentiel à jouer.

Elles seront édifices sans artifices. Résidences de présence, du souvenir, de l’interpellation. Réseaux d’ensemencements de ressources. À disposition de qui veut et peut prendre sur soi, la convocation de penser. Mettant à porter de chacun, travaux historiques, anthropologiques, philosophiques dans leur flux de recherche, et grandes œuvres littéraires et poétiques et voix de témoignage, dans l’irréductible de leurs échos rattachés au faisceau des vivants.

Charlotte Delbo, Robert Antelme, Primo Levi, Paul Celan, Germaine Tillon, Sébastien Haffner, Tadeucz Borowski, Imre Kertész, Nelly Sachs,  Charlotte Salomon, Gustav Herling, Etty Hillesum,  Jorge Semprun, Léon Werth, David Rousset,  Anne Franck, Hans Gunther Adler,  Avrom Sutzkever, Jacob Gladstein, Aron Zeitlin, Aaron Appelfeld, Ida Fink, Zvi Kolitz,  Piotr Rawicz, Leïb Rochman, André Schwarz-Bart, Elie Wiesel, Joseph Bialot, Anna Langfus, Jerzy Kosinski, Geneviève De Gaulle-Antonioz,  Vassili Grossman, Charles Reznikoff, Antony Hecht, Itzhak Katzenelson, Hirsch Glik, Mordechaï Gebirtig, Isaiah Spiegel,  Edith Bruck, Chava Rosenfarb, Ruth Klüger, et tant d’autres encore.

Que leurs noms soient bénis…

Gérard Rabinovitch est philosophe, sociologue, essayiste, auteurs de nombreux ouvrages interrogeant les crises civilisationnelles contemporaines. Il est également directeur de l’Institut européen Emmanuel Levinas de l’AIU, et vice-président de l’Institut universitaire Rachi à Troyes. Il participe actuellement au Cycle de rencontres : « La Shoah, et après ? » dont vous trouverez le programme détaillé ici, le jeudi 12 janvier à 19h30 à l’institut Rachi de Troyes.







			

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