Professeure de langue et littérature du Moyen Age à l’Université de Reims, Karin Ueltschi est l’auteure de Savoir des hommes, sagesse des femmes, publié aux éditions Imago. Après sa récente conférence à la médiathèque, elle a accepté de revenir avec nous sur le complexe et passionnant sujet de l’histoire du savoir.
Durant des siècles, le savoir a fait l’objet tour à tour de peur, de méfiance et de curiosité. Dans votre livre, vous montrez très bien comment on a constamment cherché à délimiter le « bon » et le « mauvais » savoir, la magie et la science, quitte parfois à réécrire l’histoire. Quelles conclusions peut-on en tirer quant aux rapports à la connaissance d’une société ?
De fait, on n’a justement pas réussi, pendant longtemps, à délimiter avec précision la frontière entre savoir licite et savoir suspect : tout vient de cette hésitation parfois tragique, et qui atteint un paroxysme à l’aube de la modernité. Cette incertitude est la source première de bien des antagonismes, de conflits et de grandes angoisses. Le savoir, en un mot, est quelque chose d’infiniment désirable – et de terriblement dangereux ! Ainsi, les bûchers qui s’allument à la fin du Moyen Âge, avant d’immoler des hommes (hérétiques) et des femmes (sorcières), brûlent un savoir dont on ne peut décider s’il est « bon », du coup on le classe dans la catégorie contraire, entendez empreint de magie, d’hybris et de cupiditas sciendi peccamineuse. En témoignent aujourd’hui encore les nombreux « ponts du diable » dispersés dans toute l’Europe, assortis souvent de croustillantes légendes : impossible qu’un homme ait construit cet édifice, cela dépasse ce qui est concevable, le diable a dû y mettre la main.
Quel rôle a joué le livre dans cette distinction entre les différents savoirs ? Peut-on parler de légitimation, voire de sacralisation du savoir écrit ?
Si malgré tout, il y a une distinction disciplinaire assez nettement tranchée (même si je schématise ici un peu), c’est bien celle qui oppose les arts libéraux – disons théoriques, spéculatifs, philosophiques – des arts mécaniques, entendez les compétences techniques et « savoirs de la main » : les premiers sont véhiculés par le parchemin et considérés comme nobles, accessibles seulement aux lettrés et intellectuels. Les seconds sont éminemment suspects ; on les trouve dans les ateliers et les chambres des dames où ils sont transmis oralement, geste à l’appui, de maître à disciple, et de matrone à filleule. Or, n’avons-nous pas toujours tendance à valoriser les savoirs « académiques » au détriment des compétence techniques ?
Dans les collections anciennes de la médiathèque qui courent du Moyen Age au 19e siècle, les femmes sont assez peu présentes, parmi les auteurs comme dans l’iconographie. Est-ce révélateur de l’exclusion du féminin du champ des savoirs « officiels » ? Peut-on parler de répartition des savoirs, et comment s’articule-t-elle entre les deux sexes ?
C’est un fait que ces questionnements concernant le classement des disciplines s’imbriquent dans d’autres problématiques, dont l’opposition entre univers masculin et féminin. Nous savons que jusqu’à une époque récente, l’accès à l’université par exemple était compliqué pour les femmes à cause des structures sociales dominantes. Maintenant, comme toujours, les choses sont complexes et nuancées : ainsi, si vous étiez une femme – au Moyen Âge comme dans les siècles suivants – née dans une famille aisée et cultivée, vous aviez infiniment plus de chance d’étudier et de devenir lettrée que si vous étiez un petit paysan.
J’ajouterai à cette question qui m’est posé de manière récurrente qu’il faut éviter d’interroger l’Histoire à travers nos sensibilités et questionnements contemporains (qui d’ailleurs demain seront remplacés par d’autres), au risque de passer à côté des véritables enjeux examinés. En l’occurrence, est vraiment en cause la délimitation des disciplines, leur mise en pratique professionnelle et leur ancrage dans une organisation sociale donnée. Ainsi observons-nous une « inversion » temporaire dans les métiers de la maïeutique, réservés pendant des siècles aux femmes et reposant sur des pratiques ataviques ; les hommes, arborant leurs titres universitaires, les ont remplacées auprès des parturientes, mais aujourd’hui, dans ce domaine, les choses tendent à se rééquilibrer. Rien n’est jamais figé : c’est justement l’essence même de l’Histoire !
Le livre Savoir des hommes, sagesse des femmes est disponible à l’emprunt à la médiathèque Jacques-Chirac centre, sous la cote BU Société 305.3 UELT.
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