Exposition « Rose & sakura » : La condition des femmes japonaises au travail

Accueil = En coulisses = Que font les bibliothécaires ? = Exposition « Rose & sakura » : La condition des femmes japonaises au travail

Par Anne-Charlotte Pivot | Le 13 juillet 2023 | Que font les bibliothécaires ?

Dans le cadre de l’exposition Rose & sakura : féminité fantasmée, identités révélées (16/06/23-17/09/23), les bibliothécaires vous proposent de découvrir tout l’été des manga en lien avec les thématiques abordées dans l’exposition. Ces animations ont pour objectif d’apporter des compléments d’information sur l’exposition et les titres sélectionnés pour les mettre en regard avec la société japonaise.

Deux de ces événements ont déjà eu lieu, deux sont à venir. Après chaque session, un compte-rendu vous sera présenté sur le blog et le site internet de la médiathèque :

  • 28/06 : La transidentité dans les manga (billet de blog prévu le 18/08)
  • 11/07 : La condition des femmes japonaises au travail (billet de ce jour)
  • 01/08 : Beauté et laideur dans le manga contemporain (billet prévu le 05/08)
  • 29/08 : Voyager seule : le cas des aventurières (billet prévu le 25/08)

En ce qui concerne la condition des femmes japonaises au travail, le Japon se classe au 101e rang sur 149 pays en terme d’inégalités entre les genres. En effet, la différence de salaires entre hommes et femmes va jusqu’à 30% d’écart et les femmes occupant des postes hiérarchiquement élevés représentent moins de 10% des femmes actives. Par conséquent, si le Japon est avant tout connu pour sa modernité, dans le monde du travail, la réalité est tout autre :

  • La plupart des femmes qui travaillent occupent des emplois de secrétariat ou d’assistance, faute de pouvoir obtenir un poste avec plus de responsabilités.
  • Les femmes subissent de nombreuses pressions autour du mariage et de la maternité. Ce type de harcèlement porte le nom de Matahara au Japon. Il se traduit généralement par des remarques déplacées et des pressions forçant les employées à travailler au delà du 7e mois de grossesse, à revenir travailler le plus rapidement possible après leur accouchement ou, au contraire, à cesser toute activité professionnelle afin de devenir femme au foyer.
  • Le Japon arrive également en tête du classement des cas de harcèlement sexuel au travail (s’il existe ce type de comportements partout dans le monde, le cas du Japon est assez spécifique). Généralement les collaborateurs sont au courant et se taisent, les victimes ont souvent honte et préfèrent se soumettre (cela s’explique par le poids de la tradition japonaise qui érige la soumission au rang de vertu), les femmes qui décident de parler subissent de nombreuses violences psychologiques pour les en dissuader. Ce type de harcèlement est à différencier du Matahara, de plus en plus réprimandé par le gouvernement en raison de la chute de la natalité. On parle plutôt de Sekuhara dans ce cas.

Pour illustrer ce propos, trois titres de manga récents ont été sélectionnés. Ils permettent de couvrir les différents angles de la thématique : Moi aussi (2016) de Reiko Momochi, En proie au silence d’Akane Torikai (2013) et Boys run the riot(2020) de Keito Gaku.

Le premier, Moi aussi de Reiko Momochi se présente sous la forme d’un témoignage. Il s’inspire du parcours de Kaori Sato, militante pour les droits des femmes, harcelée sexuellement au travail par son supérieur hiérarchique en 2005. Dans le manga, ses traits sont incarnés par Satsuki, une jeune femme de 27 ans, formatrice dans un centre de téléphonie et carriériste. Le tome 1 est consacré à la description du phénomène d’emprise et à l’identification des signes. Le second tome se concentre sur la bataille judiciaire et la médiatisation de l’affaire.

Célibataire et sans enfant, elle devient très vite la cible de plusieurs hommes occupant des postes hiérarchiquement plus élevés qu’elle :

  • Le directeur de son entreprise
  • Son supérieur hiérarchique direct, M. Dôbayashi

Dans le premier cas, elle ne peut se permettre de décliner l’invitation de son directeur, pourtant connu pour ses propos déplacés voire ses violences sexuelles. Dans la société japonaise, le respect de la hiérarchie induit que les employés doivent tout accepter, même l’inacceptable, afin de conserver leur place. A travers cette première scène, le manga dénonce clairement la banalisation de la « culture du viol au sein de l’entreprise ».

Cependant, ce qui pousse Satsuki à entamer des démarches judiciaires, c’est le harcèlement sexuel dont elle a été victime durant plusieurs mois de la part de son supérieur hiérarchique direct. A l’époque, en 2005, il n’existait aucun recours pour les femmes victimes de violence au travail. On assiste donc à la descente aux enfers du personnage principal : main sur l’épaule, main sur la cuisse, proposition de week-end « professionnel » avec location d’une seule chambre d’hôtel, SMS déplacés, déclaration d’amour…tout y passe jusqu’à ce que Satsuki parvienne à refuser les avances de son supérieur qui change radicalement de comportement.

Mise au ban de la société, humiliée, décrédibilisée, elle n’est ni crue ni entendue, ce qui la forcera à démissionner. Une longue période de dépression suivra cet événement jusqu’à ce que Satsuki se rapproche d’une association dédiée aux femmes pour entamer son combat. En 2005, le harcèlement sexuel au travail n’était pas encadré juridiquement. Son seul recours à l’époque : faire passer son harcèlement en accident du travail. Sa première tentative est un échec, ce qui la pousse à se rapprocher des journalistes et de la télévision. Cette médiatisation va donner un autre tournant à l’affaire :

  • Dans un premier temps, l’entreprise se contente de muter et de rétrograder le harceleur, espérant étouffer l’affaire.
  • L’affaire prend ensuite une ampleur politique et Satsuki sera officiellement reconnue comme victime en 2015. Dix ans de combats judiciaires seront nécessaire pour faire avancer les droits des femmes au travail et faire évoluer les mentalités au Japon.
  • Son agresseur ne sera cependant jamais incarcéré.

L’avis des bibliothécaires

Ce qu’en a pensé Alice : Ce qui est intéressant avec cette série c’est qu’il s’agit d’un vrai témoignage. On peut donc voir à quel point la justice japonaise est en retard sur le sujet du harcèlement sexuel et moral des femmes dans le milieu professionnel. Entre les faits et la condamnation finale, dix ans s’écoulent. C’est conséquent. De plus, bien que les faits aient été reconnus, le coupable n’a reçu aucune sanction pénale, il a juste été muté. Cette sentence, dérisoire vis à vis du préjudice subit par la victime, illustre bien l’absurdité de la justice japonaise… d’autant que l’affaire est relativement récente : 2015.

Ce qu’en a pensé Anne-Charlotte : Le témoignage de Satsuki est vraiment poignant car l’auteure est parvenue à décrire tous les mécanismes de l’emprise ainsi que la banalisation des violences faites aux femmes, notamment dans le monde du travail, sans tomber dans la “victimisation”. Le personnage principal est également intéressant dans son cheminement. Très rapidement, Satsuki décide de parler. Cette posture lui coûte sa carrière et sa santé mentale mais, malgré le prisme de la société patriarcale, elle va chercher tous les vices juridiques existants pour faire reconnaître son statut de victime et éviter que d’autres femmes ne subissent le même préjudice qu’elle.

***

Dans une autre catégorie, le manga « En proie au silence » d’Akane Torikai (8 tomes) présente les conditions de travail des femmes japonaises sous un tout autre angle. En effet, il ne s’agit pas de la thématique principale du manga qui se focalise davantage sur les formes d’emprise extérieures au cercle professionnel (viols, chantage, relations hors-norme…). Il n’en demeure pas moins qu’à travers l’ensemble des formes de violence faites aux femmes abordées, la question de la sphère professionnelle revient à plusieurs reprises.

Le manga suit le parcours chaotique de Misuzu, une jeune femme de 24 ans, professeure de japonais, sous l’emprise du compagnon de sa meilleure amie, qui la viole depuis plusieurs années. Célibataire et sans enfant, elle subit les pressions de ses collègues de travail, quasi exclusivement des hommes. Outre les remarques sur son âge, du fait qu’elle approche de la trentaine (au Japon, quand une femme est encore célibataire à 30 ans, on dit qu’elle aura beaucoup de difficultés à se trouver un mari), ses collègues, en particulier un professeur de sport, n’hésitent pas à tenir des propos déplacés concernant son alimentation et le fait « qu’elle ne devrait pas être là, à son âge ».

Son comportement n’est malheureusement pas isolé. Misuzu est professeure principale d’une classe au lycée et plusieurs élèves causent des problèmes à l’établissement. A chaque fois qu’un incident se produit, on l’empêche d’être autonome, il y a toujours un personnage de sexe masculin pour lui dire ce qu’elle a à faire et comment elle doit le faire. Ces comportements répétés décrivent une réalité dans le monde du travail au Japon : c’est bien souvent les hommes qui prennent les décisions importantes, au détriment des compétences des professionnels de sexe féminin, et sans qu’aucun élément ne vienne justifier ces interférences.

De surcroît, Misuzu peine à se faire respecter. Plusieurs collaborateurs, y compris son bourreau, l’appellent « mademoiselle » ou directement par son prénom, ce qui ne se fait pas dans le milieu professionnel au Japon. On appelle systématiquement ses collègues par son nom de famille.

Le personnage principal n’est cependant pas le seul à nous éclairer sur la perception des femmes actives au Japon. La meilleure amie du personnage, sous prétexte qu’elle va bientôt se marier, démissionne et décide de se consacrer à son foyer comme la norme le lui demande. A aucun moment le personnage ne va remettre en question cette « obligation tacite ». Il en est de même pour l’une de ses élèves, mannequin en dehors de l’établissement, qui va subir les remarques déplacées du responsable de l’établissement et des professeurs qui la catégorisent presque de « prostituée » et considèrent que son activité nuit à la réputation de l’établissement. Cela en dit long sur la place des femmes japonaises dans le monde du travail et plus généralement, dans la société japonaise.

L’intérêt principal du manga réside dans le fait qu’au delà des discriminations subies par les personnages de sexe féminin, l’autrice nous présente le revers de la médaille à travers le personnage d’Hayafuji, le bourreau de notre personnage principal. En effet, les crimes sexuels commis par Hayafuji vont finir par remonter aux oreilles de son entreprise qui va se contenter de lui dire de faire profil bas sans jamais condamner moralement ses agissements. A contrario, alors que Misuzu entame une relation avec un élève consentant, sans jamais aller au delà du simple échange de baisers, l’établissement lui demande de s’expliquer publiquement et de quitter son poste. Une différence de traitement entre hommes et femmes manifeste alors que les deux situations ne sont pas du coup comparables, bien que cela induise que les comportements d’Hayafuji sont mieux acceptés socialement malgré l’atrocité des faits.

L’avis des bibliothécaires

Ce qu’en a pensé Anne-Charlotte : Akane Torikai aborde la thématique des conditions de travail des femmes au Japon de manière assez maladroite au départ. Elle laisse sous-entendre que toute autorité masculine est nécessairement complaisante vis-à-vis des violences faites aux femmes et que les femmes elles-mêmes prendraient parfois du plaisir à subir ces discriminations et ces violences. Le personnage principal, en proie à ses propres biais cognitifs, perd pied et met en scène sa perte pour sortir du système plutôt que de l’affronter. Un titre à lire car assez unique en son genre, mais en ayant en tête que certaines scènes peuvent heurter.

Ce qu’en a pensé Alice : Ce manga traite de beaucoup de sujets différents ce qui le rend un peu flou par moment et certaines thématiques ne sont pas suffisamment exploitées. Je pense notamment au Tome 3, p.86. où l’autrice présente une scène avec le frère de Midorikawa, une des élèves du personnage principal, qui vit reclus dans sa chambre et semble avoir une véritable haine envers les femmes et particulièrement sa sœur qui est mannequin. Cependant le manga ne va pas plus loin…alors qu’on y entrevoit les prémisses du féminicide.

Finissons cette sélection avec un manga hors-norme : Boys run the riot. Contrairement aux deux titres précédents, le personnage principal est un homme transgenre. Assigné femme à la naissance, il va se battre pour dépasser ses angoisses et s’extraire des normes associées à son genre initial. Grâce à un autre personnage, il va peu à peu prendre confiance en lui, cesser de porter les uniformes féminins et monter son auto-entreprise de marque de vêtements. Ainsi, en adoptant les codes du masculin et en s’affirmant, il s’émancipe totalement des injonctions qu’il subissait auparavant, lorsque son entourage se comportait avec lui en l’identifiant en tant que « femme ». A travers le personnage de Ryo, on identifie bien la problématique de société : ce n’est pas tant le « genre » qui détermine ou induit des comportements de soumission ou de violence, c’est l’intégration inconsciente de normes et de codes, ainsi que l’acceptation de comportements violents par mimétismes qui fait que les personnes de sexe féminin sont plus souvent victimes de violences que les personnes de sexe masculin. Un regard assez atypique dans le monde du manga japonais, c’est pourquoi on vous conseille de le lire. La série est courte, 4 tomes. Bonne lecture !

Anne-Charlotte (MJC) & Alice (librairie Bidibul)

Articles similaires

Cahiers de coloriage #5

Cahiers de coloriage #5

Pour se détendre, s’occuper ou faire preuve de créativité, découvrez chaque semaine un livret de coloriage constitué de gravures extraites d’une édition incunable conservée à la Médiathèque Jacques-Chirac de Troyes Champagne métropole. Imprimés entre 1450 et 1500,...

Lire la suite

Les Trésors du quotidien

Les Trésors du quotidien

Inaugurées à l’occasion des Journées européennes du patrimoine, plusieurs expositions sur le territoire de l’Aube sont offertes au public pour présenter en avant-première de l’exposition générale Trésors ! (22 novembre 2019 – 4 janvier 2020) quelques pépites...

Lire la suite

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.