Parce qu’elles peuvent soigner autant qu’empoisonner, et que leur connaissance a longtemps conféré à celles qui la possédaient un pouvoir redoutable, certaines plantes sont depuis toujours étroitement associées à la figure de la sorcière. Parmi ces plantes, la belladone tient une place privilégiée : entourée de nombreuses légendes, elle possède toute l’ambivalence de la sorcière guérisseuse.
Belle-Dame, mais aussi Cerise du diable, Morelle furieuse, Bouton noir ou Cerise empoisonnée… Ses nombreuses appellations vernaculaires en disent long sur sa double nature et sa réputation maléfique.
Décrite pour la première fois au 16e siècle par le pharmacologue italien Mathioli dans son Commentaire sur l’œuvre de Dioscoride, la plante est pourtant connue et utilisée comme poison dès l’Antiquité. Circée la magicienne l’aurait utilisée pour tuer plusieurs de ses époux, et Cléopâtre en aurait expérimenté les effets sur certains de ses esclaves.
A la Renaissance, les belles dames italiennes en faisaient un usage cosmétique : sous forme de suc ou d’infusion, quelques gouttes dans leurs yeux en dilataient la pupille ; en décoction, intégrée à des fards, elle les aidait à parfaire leur teint.
Plante vivace herbacée mesurant 1 à 2 mètres, elle est commune en Europe, Asie occidentale et Afrique du nord, et pousse dans les haies, parmi les décombres, le long des chemins, dans des terrains de préférence calcaire. Ses feuilles dégagent une odeur fétide et ses fleurs sont de couleur pourpre brunâtre.
Si toutes les parties de la plante sont toxiques, ses baies noires et luisantes sont les plus dangereuses car riches en alcaloïdes narcotiques et spasmodiques. Leur ingestion en grande quantité provoque des troubles digestifs, cardiaques et respiratoires, accompagnés de délires et d’hallucinations, et entraîne inévitablement la mort par paralysie de l’appareil respiratoire.
Magie blanche et magie noire
Son utilisation suppose donc une fine connaissance des plantes et une grande précision des dosages de la part des herboristes qui, de tous temps, ont su l’employer à diverses fins.
La belladone était ainsi une plante phare des rites magiques ou religieux. En 1555, le médecin espagnol Andrés Laguna de Segovia publie une traduction commentée du De materia medica de Dioscoride ; il rapporte avoir expérimenté sur une patiente l’onguent fabriqué par deux femmes accusées de sorcellerie, et en conclut que les expériences vécues lors des sabbats étaient provoquées par les propriétés hallucinogènes et narcotiques de ses ingrédients. Associée à d’autres plantes aux mêmes propriétés telles la jusquiame, l’aconit ou le datura, la belladone provoque l’accélération et l’amplification des perceptions, déclenchant un état de conscience modifié pouvant aller jusqu’à la transe ou l’impression de voler.
Mais elle entrait aussi dans la composition de remèdes et de potions. Au 12e siècle, dans son Livre des subtilités, Hildegarde de Bingen conseillait de l’administrer en onguent pour soigner les rages de dents. Utilisée également en cataplasmes, elle était en effet reconnue comme un calmant et un antidouleur efficace. En 1594, dans son célèbre Magia naturalis, Giambattista Della Porta en justifiait l’utilisation dans les remèdes contre l’insomnie.
Au 18e siècle, le naturaliste suédois Carl Von Linné la baptise Atropa belladona, en référence à Atropos, une des trois divinités du destin qui, dans la mythologie grecque, tranche le fil de la vie que ses sœurs ont fabriqué et déroulé. Il la place dans la famille des Solanacées, dont la racine latine signifie soulager, aux côtés d’autres redoutables empoisonneuses comme la mandragore ou le tabac.
L’industrie pharmaceutique sait aujourd’hui en extraire les principes actifs, et utilise l’atropine pour la fabrication de médicaments antispasmodiques ou de collyres destinés à dilater la pupille. En homéopathie, la belladone est utilisée pour soigner la fièvre, les affections respiratoires et les brûlures. Elle sert enfin d’antidote contre certains gaz de combat neurotoxiques tel le sarin.
Pour terminer, laissons la parole au grand historien Jules Michelet qui, en 1834, réhabilitait le personnage de la sorcière, et sa plante fétiche :
« Si elle ne guérissait, on l’injuriait, on l’appelait sorcière. Mais généralement par un respect mêlé de crainte, on la nommait Bonne dame, ou Belle dame, du nom même qu’on donnait aux Fées. Il lui advint ce qui arrive encore à sa plante favorite, la Belladone, à d’autres poisons salutaires qu’elle employait et qui furent l’antidote des grands fléaux du Moyen-âge. L’enfant, le passant ignorant, maudit ces sombres fleurs avant de les connaître. Elles l’effrayent par leurs couleurs douteuses. Il recule, il s’éloigne. Ce sont là pourtant les Consolantes (Solanées), qui, discrètement administrées, ont guéri si souvent, endormi tant de maux ».
Jules Michelet, Légendes démocratiques du Nord. Dg 20300
Très intéressant, merci !